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Jérémie

La Kart #2 témoignage 1024 515 L'Ilot

La Kart #2 témoignage

Antoine a dix-sept ans.
Il vivait avec sa mère,
son beau-père et les enfants de ce dernier.
L’enfer de la rue, il le connait déjà.

l’appart il était trop petit pour tout le monde
on m’appelait pas pour manger mon beau-père
il me disait de la fermer y avait pas d’assiette pour moi
pas de couverts rien
ils allaient voir papy et mamy on me disait rien
c’était tout pour les petits rien pour moi
ils m’ont trop mis des bâtons dans les roues
je sais pas comment expliquer
moi je voulais juste draguer les filles faire
de la musique la fête avec des copains vous voyez
mon beau-père
mon beau-père c’était pas ça
mes notes ça n’allait pas
je faisais toujours trop de bruit
j’étudiais pas assez je sortais trop
j’allais pas droit j’aurais dû
alors quand il me frappait
ben voilà
voilà

tu dis c’est juste quelques jours madame j’ai quelques problèmes
mais ça va je vais m’en sortir vous en faites pas
mais non ça va pas
j’ai nulle part où aller
quand je suis parti mon beau père gueulait que j’avais pas intérêt à revenir
ma mère pleurait
elle disait rien elle est restée avec lui elle est restée et puis
désolé
j’ai pas tenu longtemps je veux dire l’école dormir chez des potes
et puis quels potes ils étaient pas là
de toute façon leurs parents ils veulent pas que je traîne avec eux
je suis pas comme il faut
on me regarde partout où je vais on se fout de moi
tu vois d’un coup tu comprends que tu peux compter sur personne
alors faut partir là où on te connait pas

quand t’es trop déprimé y a toujours des gens dans le centre
tu vois des gars qui font la fête ils sont bourrés ils comprennent pas vraiment
ce qui se passe ils s’en foutent d’où tu viens
si tu t’en sors bien tu deviens pote ils te paient des bières te passent
une clope ou deux tu te sens moins seul
mais ça dure pas longtemps
tu vas les suivre dans les bars ils te filent des trucs
des machins
tu vois ce que je veux dire
sur le coup tu crois que t’es bien mais non
après c’est pareil y a nulle part où aller
chez ma mère laisse tomber non
non
j’espère pas qu’elle m’attend
peut-être qu’elle le fait c’est possible je sais pas
dormir sur un banc c’est galère sérieux
vas-y tu tires sur ta dernière cigarette
dans le noir et tu entends des bruits autour de toi
qu’est-ce que tu fais
alors tu marches et tu marches toute la nuit
t’attends le soleil c’est sans fin
peut-être qu’il y a une place après dans un centre
quelque part
et là t’as la rage parce que tu te dis merde
si c’est déjà comme ça maintenant
qu’est-ce ça sera à dix-huit ans est-ce que je suis foutu
est-ce que je suis foutu

La Kart #2 chiffres et terminologie 1024 576 L'Ilot

La Kart #2 chiffres et terminologie

25,5 %

20%

4 enfants sur 10

20,6%

933

1 enfant sur 4

de taux de chômage chez les moins
de 24 ans (c’est-à-dire de jeunes
inscrit·e·s comme chercheur·euse·s
d’emploi auprès des organismes
publics de recherche d’emploi tels
que Actiris ou le Forem. Ce chiffre
n’inclut donc pas le chômage invisible
des jeunes non-inscrit·e·s…).

de ces jeunes chômeur·euse·s sont
également inscrit·e·s au CPAS.

naissent, à Bruxelles, dans une
famille qui vit au-dessous du
seuil de pauvreté.

des enfants belges vivaient avant
la crise liée au COVID-19 dans
des foyers « pauvres ». On s’attend
à ce que ce chiffre monte à 25 %
après cette crise.

mineur·e·s ont été recencé·e·s en
2020 comme étant sans abri, une
augmentation de 50,7 % en deux
ans (recensement de Bruss’Help
en Région de Bruxelles-Capitale).

grandit dans un ménage sans
revenus du travail à Bruxelles.

Incasables

Ce terme vient des secteurs de l’Aide à la
jeunesse, de la santé mentale et du secteur
du handicap pour désigner des jeunes à
la croisée de ces trois secteurs et qui ne
trouvent pas de services adaptés à leurs
besoins. Les jeunes ont mis à l’épreuve,
voire en échec, les accompagnements mis
en place par les institutions. C’est aussi
le titre d’un documentaire réalisé par le
Forum contre les inégalités, que nous vous
recommandons.

130 jeunes dits « incasables » en Fédération Wallonie-Bruxelles.

NEET

Ce sont des jeunes qui ne suivent ni
enseignement ni formation et ne sont
pas à l’emploi (« Not in Employment,
Education or Training »). On peut être
« NEET » sur une durée très courte, sans
risque de tomber dans la précarité, ou
au contraire le devenir durablement et
sortir du système. Cette définition mérite
d’être questionnée car elle repose sur des
négations alors que ces jeunes sont le plus
souvent dynamiques et en action. D’après
l’IWEPS (Institut wallon de l’Évaluation,
de la Prospective et de la Statistique), cela
concernait en 2020 (c’est-à-dire avant la
crise liée à la pandémie) 14,1 % des 18-
24 ans en région bruxelloise, 14,8 % en
Wallonie, 8,8 % en Flandre.

14,1 % de NEET en Région bruxelloise en 2019.

MENA

Mineur·e·s Étranger·ère·s Non
Accompagné·e·s : il s’agit de jeunes
d’origine étrangère, arrivé·e·s en Belgique
sans leurs parents ou représentant·e·s
légaux·ales. Certain·e·s entament la
procédure de demande d’asile, mais
beaucoup ne le font pas car ils ou elles
espèrent continuer leur chemin vers un
autre pays européen. Cela fragilise encore
davantage leur situation. Ces jeunes
fuient souvent une grande précarité et
ont, parfois, déjà connu la rue dans leur
pays d’origine. En raison de leur parcours
traumatique de migration et de leur
situation difficile en Belgique, ils ou elles
développent fréquemment des assuétudes.

93 MENA en Fédération Wallonie-Bruxelles au 1er décembre 2019.

Jeunes en errance

Les jeunes en errance sont des jeunes
âgé·e·s de 12-13 ans jusqu’à parfois
25 ans. Ils ou elles ne sont pas
toujours sans domicile au sens strict
mais en mouvement continu entre
amis, hébergement social, famille,
lieux publics, squats, etc. Ces jeunes
vivent des désaffiliations (scolaire,
familiale, institutionnelle). Leur errance
géographique rend leur suivi très difficile,
d’où l’idée de créer un point d’ancrage
grâce au nouveau dispositif d’accueil
Macadam auquel L’Ilot collabore
activement. Ce dispositif d’accueil se veut
inconditionnel et à bas seuil. Pour en
savoir plus, lisez l’entretien sur l’initiative
Macadam avec sa présidente Madeleine
Guyot et Simon Niset, directeur d’une
de nos maisons d’accueil pour hommes à
Charleroi.

La Kart #2 jeunes en errance 1024 576 L'Ilot

La Kart #2 jeunes en errance

Jeunes et sans-abrisme, comment en parler ? La réalité est si complexe. Chaque jeune a son parcours et ses problématiques propres. Il n’y a pas de « one size fits all », de solution standard qui s’appliquerait indifféremment à tous et toutes. Et ne traiter que la question du logement ne suffit pas.

Car un·e jeune sans abri, c’est un·e jeune qui est en rupture familiale, ou scolaire, ou les deux. Il ou elle a peut-être subi des violences ou est né·e dans un foyer en grande précarité, ou les deux. Il ou elle est chargé·e de son bagage de traumatismes, est peut-être passé·e par la case délinquance pour survivre ou s’est réfugié·e dans l’alcool ou la drogue pour échapper à sa situation, ou tout à la fois.

Derrière ce terme « jeunes », il peut donc y avoir une très jeune femme qui s’est enfuie d’un foyer violent, un mineur non accompagné arrivé en Belgique après une migration douloureuse et traumatisante, un jeune homme dont le nouveau beau-père ne voulait plus après un remariage, ou une jeune fille avec un léger handicap que la famille n’a pas comprise ou a rejetée. Il peut aussi y avoir cet enfant ayant grandi dans une famille en difficulté, pris en charge par l’Aide à la Jeunesse, devenu de plus en plus opposé à toute forme de prise en charge institutionnelle, en conflit avec un « système » perçu comme trop peu à l’écoute, trop cadrant, trop figé... et, indirectement, trop violent aussi.

Durant son parcours de vie, les adultes qui devaient le ou la porter ont failli. Le ou la jeune se sent abandonné·e voire rejeté·e par la société et c’est bien compréhensible. Cette société lui demande à la fois de se prendre en charge de plus en plus tôt, tout en ne lui donnant pas les moyens de le faire. Les jeunes doivent gagner leur vie, payer leur logement, s’assumer en somme : mais il n’y a plus d’emploi et les loyers sont trop élevés. Faut-il encore préciser que la COVID et ses conséquences n’ont fait qu’aggraver la situation ?

Un·e jeune qui n’a pas de logement fixe, c’est un·e jeune qui fait face à trois errances : physique (d’un lieu à l’autre), institutionnelle (d’un service à l’autre) et psychologique (d’une situation insécure à une autre, sans port d’attache). Ces jeunes dorment tantôt chez des ami·e·s, tantôt dans des lieux publics (la rue, une station de métro, un cinéma, etc.), tantôt en hébergement social... Ils et elles s’éloignent des institutions (et donc du recours à leurs droits) car celles-ci sont devenues inaccessibles, inappropriées et synonymes de violences. À L’Ilot, nous parlons ainsi de jeunes en errance plutôt que de jeunes sans abri. Parce que ces jeunes sont constamment en mouvement et se méfient des structures institutionnelles, les accompagner est particulièrement difficile.

C’est pourquoi, fin 2020, nous avons participé activement à la création du centre de jour Macadam pour jeunes en errance, qui a ouvert ses portes en juillet 2021. Macadam a précisément pour mission de créer un point d’ancrage, un endroit où ces jeunes pourront venir et revenir, se poser et se reposer et où une relation de confiance pourra se tisser. Afin de prendre en compte la réalité complexe de chacun·e de ces jeunes, ce projet a été créé dans une démarche intersectorielle avec des acteurs des secteurs du sans-abrisme, de la jeunesse et de l’aide à la jeunesse, de la lutte contre les inégalités et de la santé mentale (Le Méridien, Le Forum Bruxelles contre les Inégalités, la Ligue bruxelloise pour santé mentale, les AMO Cemo, Abaka et SOS jeunes).

Car la situation, malheureusement, se détériore d’année en année : non seulement le nombre de jeunes en errance ne cesse de croître, mais ils et elles sont confronté·e·s au sans-abrisme aussi beaucoup plus tôt dans leur parcours de vie. Rien qu’à Bruxelles, cela concerne plus de 900 mineur·e·s, une augmentation de 50,7 % par rapport à 2018 !

Mais nos équipes restent optimistes et déterminées : il est hors de question de laisser tomber notre jeunesse. Les pistes de travail sont claires : créer des lieux désinstitutionnalisés où les jeunes peuvent dire en toute liberté qui ils et elles sont, comment ils et elles se projettent dans la vie ; travailler en intersectorialité pour mieux les accompagner dans la globalité et la complexité de leur parcours et dans la spécificité que représente l’étape « jeunesse » ; les écouter et leur permettre de participer aux solutions qui les concernent. Nos jeunes, ces jeunes en particulier, doivent pouvoir retrouver la place qui devrait être la leur dans la société : celle de l’espoir et de l’avenir. Pour cela, nous devons pouvoir les regarder et les considérer comme des personnes et non comme des problèmes.

Il est urgent que les acteurs et actrices de la vie politique recréent de la confiance en les écoutant, plutôt qu’en leur imposant une vision de la société qui ne leur correspond pas.

Car il s’agit de leur redonner leur dignité et leur place dans notre société. Ces jeunes le méritent. Collectivement, nous ne pouvons pas, à nouveau, leur faire défaut.

Ariane Dierickx, Directrice générale de L’Ilot

Bernard de Vos, Délégué général aux droits des enfants

ISSUE : un projet innovant d’accompagnement et d’inclusion par le logement temporaire 150 150 L'Ilot

ISSUE : un projet innovant d’accompagnement et d’inclusion par le logement temporaire

En date du 1/07/2023 et depuis le début du projet en mars 2020 :
- 93 personnes sans-abri ont intégré 39 logements ISSUE, grâce à une collaboration avec 5 partenaires-logement.
- 102 personnes sans-abri ont été accompagnées dans le cadre d’ISSUE, y compris des squatteurs.euses, les ami.e.s et la famille des personnes en logement temporaire.
- Pour 19 personnes, le logement temporaire a été un tremplin vers le logement durable.
- Pour 18 personnes, le logement temporaire a permis une mise en ordre administrative.

Pourquoi ? 

Constatant que le nombre de personnes sans-abri augmente en Région de Bruxelles-Capitale, que de nombreux logements restent vides à Bruxelles, et que les centres d’hébergement sont saturés, L’Ilot, DIOGENES, le Smes, Pierre d’Angle et le New Samusocial ont décidé de mutualiser leurs expertises pour créer ISSUE. Ce projet innovant nait de la volonté de penser les choses différemment et de proposer une alternative complémentaire aux dispositifs existants dans le secteur d’aide aux personnes sans-abri. 

ISSUE saisit l’opportunité de logements individuels temporairement inoccupés pour permettre à des personnes sans-abri de s’y installer provisoirement et d’offrir à celles-ci un accompagnement psychosocial individualisé et sur-mesure. 

Pour qui ? Comment ? Une équipe mobile, pluridisciplinaire, multi-acteurs et une méthodologie innovante. 

Le partenariat ISSUE regroupe des acteurs représentant différents volets du secteur de la lutte contre le sans-abrisme (travail de rue, urgence, santé mentale, logement) qui mutualisent leurs expertises. L’accompagnement des personnes bénéficie dès lors de la complémentarité des approches au sein de l’équipe pluridisciplinaire de travailleuses et travailleurs. 

Le projet ISSUE, financé par la COCOM et soutenu par Bruss’help, se concrétise grâce à des conventions d’occupation précaire signées avec des opérateurs du logement, publics ou privés, tels que des Sociétés Immobilières de Service Public (SISP), des Agences Immobilières Sociales (AIS), CityDev (Société de Développement pour la Région de Bruxelles-Capitale) ou d’autres partenaires qui voudraient contribuer à la réalisation de la mission d’ISSUE.  

La méthodologie du projet s’articule autour de trois axes/objectifs qui s’adressent chacun à un public particulier :  

Axe 1 - l’insertion par le logement via un coaching intensif - vise des personnes ou familles disposant de revenus stables et désireux·ses de retrouver un logement durable ou ayant besoin d’une période tampon pour préciser leur projet de logement. 

Pour cet objectif, l’intérêt spécifique de l’occupation précaire est la possibilité d’une expérience de logement hors des contraintes d’un bail classique qui permet une préparation approfondie en vue de l’entrée en logement durable (ex : identification des points à travailler pour maximiser les chances de maintien en logement, précision du projet logement). Par ailleurs, la stabilité offerte par le logement individuel temporaire permet une meilleure adhésion au coaching, et facilite la présence des personnes aux démarches administratives.  

C’est la Cellule Captation et Création de logements qui est l’opérateur de terrain pour cet axe. 

Axe 2 - Répit, repos et ouverture de droitsvise des personnes ou familles sans abri en rue, avec ou sans papiers, avec ou sans revenus qui ont soit besoin de repos physique et/ou psychique et/ou dont l’objectif est une mise en ordre administrative.  Cet axe cible aussi des personnes (auto) exclues des dispositifs d’urgence sociale. 

La valeur ajoutée de l’occupation précaire pour cet objectif découle de la possibilité de domiciliation et de gratuité du logement permettant de travailler à la remise en ordre administrative, à l’ouverture des droits, à l’adhésion à l’aide et aux soins, notamment pour des personnes en statut précaire. Par ailleurs, le seuil de tolérance est souvent plus adapté en cas de conflit de voisinage. 

Ce sont les trois associations DIOGENES, Pierre d’Angle et le New Samusocial qui sont les opérateurs terrain pour cet axe. 

 Axe 3 -  Accès à un logement de transit en vue d’une (ré)intégration dans un logement de type ‘Housing first ’ – s’adresse à des personnes sans-abri particulièrement fragiles en raison d’un cumul de problématiques notamment de santé mentale et d’assuétudes qui visent une sortie définitive de la rue mais qui ne sont plus en mesure temporairement de fonctionner avec les contraintes d’un logement classique. 

Pour ces personnes, bénéficier d’un logement ISSUE et d’un accompagnement psycho-médico-social global, permet un accompagnement (intensif) à la recherche d’un logement pérenne et constitue un tremplin vers le logement durable. 

DIOGENES et le Smes sont les opérateurs terrain pour cet axe

 Logements /Bâtiments mis à disposition d’ISSUE depuis le début du projet :

Dénomination du site  Opérateurs logement  Nombre de logements  Durée d’occupation  Statut 
Peterbos  SISP Comensia  7  7 mois 

03/2020 – 09/2020 

Clôturé 
Grande Haie  SISP Log’Iris  3  17 mois 

03/2020 – 07/2021 

Clôturé 
3 pommiers  AIS les trois pommiers  13  36 mois 

01/2021 – 12/2023 

En cours 
Ganshoren   CityDev  1  57 mois 

02/2020 – 10/2024 

En cours 
Trèfles  CityDev  1  27 mois 

04/2022-06/2024 

En cours 
Dubrucq  SISP Logement Molenbeekois  14  28,5 mois  

03/2023 – 07/2025 

En cours 

L’occupation du bâtiment situé avenue Dubrucq à Molenbeek est réalisée en partenariat avec l’asbl  Communa qui assure la gestion locative.  

Social et green washing au détriment de l’aide alimentaire : le modèle Happy Hours Market 1024 208 L'Ilot

Social et green washing au détriment de l’aide alimentaire : le modèle Happy Hours Market

Happy Hours Market est une entreprise qui récupère les invendus de commerces afin de les revendre en fin de journée à prix réduit sur une application. Les restes sont ensuite déposés après 21h30 à des associations d’aide alimentaire.

Au premier regard, l’action d’une telle entreprise semble vertueuse : lutte contre le gaspillage et soutien aux associations d’aide alimentaire. Qu’en est-il vraiment?

La marchandisation de l’aide alimentaire : de la science fiction ?

Le secteur de l’aide alimentaire s’organise depuis des dizaines d’années et se professionnalise surtout depuis 2015 dans la collecte d’invendus : achat et mutualisation des moyens logistiques, partage des moyens entre associations, collaborations etc. Des plateformes d’approvisionnement et d’échange existent déjà dans le secteur (DREAM, Bourse aux dons, LOCO…).

Il n’est pas satisfaisant de venir en aide aux personnes précarisées avec des invendus, mais aujourd’hui aucune autre solution n’existe. Il est encore moins envisageable que la qualité et la quantité de cet approvisionnement soit mis à mal par les entreprises qui s’intéressent de plus en plus à cette source de nourriture – surtout en ce moment, en pleine période de crise sanitaire et sociale. Si plus d’attention n’est pas portée à ce qui est en train de se jouer actuellement, et si les pouvoirs publics voient les entreprises privées à but lucratif comme des partenaires de l’aide sociale plutôt que de soutenir structurellement les actions de terrain, les dérives continueront jusqu’à la marchandisation totale de l’aide alimentaire (avec son lot de mises en concurrence et de pratiques déloyales).

Ce modèle n’est pas une solution.

Hôtel solidaire : de l’importance de jouer les prolongations 661 1024 L'Ilot

Hôtel solidaire : de l’importance de jouer les prolongations

 

 

A situation exceptionnelle, solution exceptionnelle. Le projet Hôtel solidaire a été lancé quelques semaines après le premier confinement. Les nouvelles mesures liées à la situation sanitaire engendraient en effet de nouvelles difficultés pour le public sans-abri. Ce projet était d'un tout nouveau genre. Créé initialement dans l'urgence, les prolongations successives dont il a fait l'objet ont cependant permis à la fois de révéler les avantages de cette méthode innovante, fruit d’une démarche sectorielle, et de permettre à certaines personnes hébergées de sortir du sans-abrisme grâce à un accompagnement vers la mise en place de solutions durables.

Rencontre avec Esther Jakober, chargée de projet à la cellule Capteur et Créateur de Logements et Sarah Goffin, coordinatrice pour les projets Hôtel et Issue.

Comment a démarré l’aventure Hôtel Solidaire ?

Esther Jakober : L’Ilot a démarré sa prospection d’hôtels fin mars, début avril 2020. Un premier hôtel a été trouvé au centre-ville après de longues recherches... Nous avions établi un fonctionnement idéal sur papier mais comme il s’agissait d’une première expérience, le concept a été amélioré au fur et à mesure des prolongations. Le fait de dépendre de prolongations n’a pas facilité les choses : nous n’avions aucune certitude concernant la durée du projet, nous avons donc recruté des travailleurs/euses pour des durées courtes, et l’incertitude a engendré un gros roulement au niveau du personnel. Nous avons acquis une certaine stabilité dès le mois de septembre 2020 grâce à la perspective de déménager le projet dans un nouvel hôtel et la prolongation du projet jusqu’en juin 2021. Ça nous a permis de mettre un fonctionnement plus solide en place comme une coordination sociale au sein du lieu. Celle-ci a contribué à structurer l’accompagnement.

Sarah Goffin : De mon côté, je me suis greffée au projet dans une phase de stabilisation avec l’arrivée dans un hôtel qui, en termes d’infrastructure, se prête beaucoup mieux à la gestion de ce nouveau dispositif d’hébergement d’urgence. Les parties communes sont beaucoup plus grandes, agréables et permettent de mettre en place plus de choses.

EJ : En pleine crise Covid, il a fallu trouver des solutions d’urgence. Or, il est important de pouvoir se poser pour monter un tel projet, trouver les bons lieux, entrer dans des négociations, etc.

Le milieu hôtelier était-il demandeur de tels projets ?

EJ : Au début, ce n’était pas si évident car personne ne pensait que la situation allait durer si longtemps. Les hôtels n’étaient donc pas forcément enthousiastes à l’idée d’accueillir notre public. Nous avons sondé quelques hôtels jusqu’à ce que l’on trouve un premier hôtel qui lui s’est montré directement intéressé.

La prolongation des mesures a suscité davantage d’intérêt de leur part ?

EJ : Des hôtelier·e·s nous ont ensuite proposé spontanément leur établissement. Nous n’avons pas pu répondre à leur demande : la mise en place de l’accueil de notre public dans un hôtel demande, outre son financement, une véritable organisation en termes d’infrastructure, de logistique, d’accompagnement et nous n’avons pas estimé raisonnable de lancer un autre projet de cette envergure en même temps que l’hôtel Belvue.

Quelle est la spécificité de l’accompagnement des personnes dans ce type d’hébergement ?

SG : Depuis le début, le projet hôtel solidaire consiste en un partenariat entre trois associations : L’Ilot, Diogènes et Doucheflux. Les occupants de l’hôtel sont des personnes orientées par ces trois services. On a eu la volonté très forte dès le début que l’hôtel soit gratuit et totalement accessible, ce qui a mené à la diversité des profils des personnes accompagnées. Les chambres sont individuelles et l’aspect communautaire est lié aux repas et à l’occupation des parties communes. Une grande indépendance est donnée aux résident.e.s de l’hôtel, contrairement à la vie en maison d’accueil qui impose un minimum de vie communautaire. C’est probablement aussi ce qui a orienté certains profils vers l’hôtel plutôt que vers les maisons d’accueil.

Qu’est-ce qui serait à retenir du projet Hôtel ?

EJ :Le projet hôtel a un coût élevé (mais pas forcément plus élevé qu’une maison d’accueil)mais ce modèle offre de multiples avantages : intimité grâce à une chambre individuelle (contrairement aux solutions d’urgence qui proposent souvent des dortoirs), sécurité, gratuité qui permet l’accueil de personnes sans revenus.

Voyez-vous l’Hôtel comme un substitut à l’urgence sur le long terme ?

EJ : J’imaginerais plutôt une modification de l’urgence : des lieux d’urgence plus accueillants avec un accompagnement renforcé. Il n’est pas forcément question de reproduire le luxe d’un hôtel. Je ne pense pas que les personnes accompagnées soient demandeuses de ça : une salle de bain, un lit, une télé et encore, ça suffit. C’est l’occasion de se poser des questions sur l’accueil d’urgence.

SG : Ici on a un accompagnement présent 7 jours sur 7, 24h sur 24 ; ça fait une grande différence en termes de besoins en ressources humaines, mais également pour l’accompagnement offert aux personnes. C’est une vraie plus-value de pouvoir offrir ça.

Un moyen pour les équipes d’entrer en contact avec des publics parfois hors des radars ?

EJ : Ça nous a permis de faire entrer des personnes qui ne voulaient entrer nulle part. Le contexte les a motivé·e·s parce que chacun·e a sa propre chambre, sa liberté. Ça nous a même permis d’entrer en contact avec des personnes qui ne voulaient pas entendre parler d’hébergement tout court, ni logement, ni maison d’accueil, etc.

SG : … et de faire entrer des profils qui sont en rue depuis des années et pour qui l’hébergement n’est pas envisageable. C’est vraiment grâce à l’intimité et à l’autonomie que ceci a été possible. Leur présence en un même lieu a un effet accélérateur sur toutes les démarches qui sont encore à faire que ce soit sur du suivi médical, le fait de recommencer à voir un médecin mais aussi pour toutes les démarches administratives entreprises.

EJ : C’est également sur la durée du projet que l’on a pu mettre ces démarches en place de façon structurée.

Au cours de l’année 2020, 44 personnes ont été hébergées au sein du dispositif Hôtel Solidaire. Parmi elles, six personnes ont trouvé un logement durable et stabilisé leur situation. La difficulté d’un tel projet réside notamment dans la complexité des dossiers des personnes hébergées et le caractère parfois inextricable de ceux-ci. 

Centre de Jour : retour sur une adaptation au long terme 1000 762 L'Ilot

Centre de Jour : retour sur une adaptation au long terme

 

L’année 2020 a rendu visibles les invisibles. Une fois le Parvis de Saint-Gilles (Bruxelles) vidé de toutes ses terrasses et des badauds, confinés chez eux, il ne restait plus que la longue file des personnes venues se restaurer à L’Ilot. L’équipe du Centre de jour de L’Ilot a fait preuve d’une capacité d’adaptation constante afin de faire face à cette situation inédite.

Rencontre avec Philip de Buck, directeur du Centre de jour de L’Ilot, et Kasole, volontaire au Centre de jour.

À l’annonce du premier confinement, combien de temps vous a-t-il fallu pour réagir ?

Philip De Buck : Un jour.

Kasole : On a été un peu surpris.

PDB : On a fermé du jour au lendemain et tout de suite tout repensé. On a mis en route une nouvelle formule qui consistait dans un premier temps simplement à distribuer des repas à la porte. Là où nous avons fait face à un stop, c’est pour le travail social. Quinze jours après le début du confinement et de la distribution des repas dehors, nous avons crié à l’aide à la commune et aux CPAS qui ont envoyé des travailleurs et travailleuses de rue. On essayait tant bien que mal de faire du travail social mais c’était presque impossible : il n’y avait plus de téléphone, tous les services sociaux et CPAS étaient fermés… Nous sommes passé·e·s de la fabrication de 45 repas par jour à 100 voire parfois 200 repas par jour pour une population que l’on ne pouvait pas identifier de la même manière que maintenant. En temps normal, les gens passent par l’accueil pour y présenter leur carte de membre. On peut dès lors identifier qu’ils sont sans abri et rentrent dans les conditions d’admission de notre centre. C’était devenu impossible car nous avions à la porte des gens qui nous disaient qu’ils étaient dans la galère et les files s’allongeaient. C’est Kasole qui le premier a mis la fameuse tenue de cosmonaute anti-Covid.

Comment avez-vous organisé les distributions ?

K : Par des formules take-away, on devait tout placer dans des sacs ; des soupes, des desserts, des entrées… Et puis il fallait préparer l’installation dehors. Et seulement à midi, quand nous commencions la distribution, il fallait être présent, histoire d’inviter les personnes à se désinfecter les mains, à respecter les mesures d’hygiène et vérifier avec l’équipe le bon fonctionnement de la distribution.

Du jour au lendemain, vous n’avez plus eu la possibilité de passer du temps avec les usagères et les usagers. Avez-vous rencontré des difficultés particulières ?

K : Il y avait beaucoup de personnes que l’on ne connaissait pas. Il y avait aussi parfois la barrière linguistique, c’était difficile d’entrer en communication avec ces personnes. Parfois la tension montait parce que les personnes dans la file avaient faim et ça les rendait difficiles à gérer.

PDB : À l’annonce du premier confinement il faut se rendre compte que pour le public sans abri il n’y avait plus d’HoReCa pour aller aux toilettes, il n’y avait plus moyen de faire la manche dans la rue, on parlait même de supprimer le cash. Les personnes ne pouvaient plus non plus s’asseoir dans un parc et on leur demandait de se confiner, elles étaient complètement oubliées. Il y avait un sentiment de panique et d’abandon énorme. On l’a senti très fort. Ça a aussi impacté l’équipe. Kasole est là pour en témoigner, il a tout de suite mis la main à la pâte et heureusement. Nous nous sommes parfois retrouvé ·e ·s à 3 ou 4 pour faire tourner le centre, c’était intense. Nous avons dû mettre en place tout un processus. Après une semaine, nous avons instauré une procédure écrite mais on n’a pas cessé de l’adapter et en un an je pense qu’on a eu trois gros changements de procédure de travail pour l’ensemble de la structure. Les petites évolutions lors de la première étape ont été de distribuer dehors, de mettre des barrières Nadar, des marquages au sol, d’installer un système pour se laver les mains dehors. Certaines personnes n’avaient même plus accès à l’eau pour se laver.

Beaucoup de nouvelles personnes se sont présentées aux distributions ?

K : Les gens n’avaient plus accès au Centre de jour donc tout se passait à l’extérieur. On a vu des gens qui ne faisaient effectivement pas partie de notre public habituel. Dès le début nous nous sommes bien rendu compte que ce que l’on faisait comme quantités de repas habituelles ne suffirait clairement pas.

PDB : Les conditions d’admission au Centre de jour stipulent que la personne doit être sans abri. Pour s’en assurer, nous devons voir à qui on a affaire et pour faire ce travail on dispose d’un accueil à l’entrée où les gens s’inscrivent et reçoivent une carte de membre qui indique qu’ils entrent dans les conditions d’admission. Quand il n’y a plus d’accueil et que tout se passe dehors, nous ne savons pas à qui nous avons affaire. On ne va pas non plus faire le tri dans la rue. Il y avait un climat assez tendu. Nous laissions grossir la quantité de repas. A un moment, nous en faisions 120 et on en gardait un peu sur le côté et puis quand tout le monde partait on en distribuait à ceux qui n’avaient rien eu. Tous les jours, on donnait aux personnes 80 sandwichs supplémentaires pour le soir. À un moment donné, il n’y avait pas d’autre possibilité de se restaurer. D’autres services ont réouvert quelques semaines plus tard. Il y a aussi eu beaucoup d’initiatives citoyennes à gauche à droite, des restaurateurs se sont mis à cuisiner pour des personnes dans la rue…

K : On ne pouvait pas abandonner les gens.

PDB : Dans les données statistiques, les chiffres ne montrent pas la période de la plus grosse affluence, la plus grosse demande. On n’a en effet pas pu quantifier l’ampleur du travail car les personnes ne passaient pas systématiquement par l’accueil. Nous avons vraisemblablement rencontré des profils de personnes qui n’étaient pas sans abri mais qui n’avaient tout à coup plus de boulot, plus un sou. Certain·e·s ne sont toujours pas sorti·e·s de ce choc-là. Le dernier dénombrement montre une augmentation du nombre de personnes sans abri à Bruxelles. On a augmenté - notamment avec les hôtels - les capacités d’accueil du public sans abri mais le nombre de personnes en rue ne diminue pas donc il y a un problème.

Tout le monde a dû s’adapter ?

PDB : C’est pour l’équipe sociale que ça a été le plus dur. En général, le travail social s’effectue dans un bureau, on s’occupe des gens, on essaye de régler des dossiers, mais il n’y avait plus de CPAS, plus de commune, plus de banque, plus moyen de régler quoi que ce soit. La seule chose dont on pouvait s’occuper, c’était les services de première nécessité. L’équipe sociale a été mise à contribution et ça a pu décourager certaines personnes qui n’avaient pas imaginé leur métier comme ça, sans compter l’aspect anxiogène de la situation. Cette crise finit inévitablement par nous user. Les publics étaient moins anxieux face au Coronavirus que les équipes.

Pour quelle raison ?

K : Un jour une personne qui faisait partie de notre public a été interrogée par un média et a dit « j’ai le choix entre mourir du Coronavirus ou mourir de faim ». Je crois que cette phrase résume assez bien le contexte. La peur, c’était pas quelque chose de spécialement nouveau pour le public. Il y a parmi les personnes qui sont passées par le Centre une forte capacité à relativiser et à se dire qu’il faut essayer de survivre comme on peut. De toute façon alors qu’on cherchait des solutions de vaccins, on ne pouvait personnellement rien y faire sinon attendre. Pour celles et ceux qui avaient déjà un problème avant l’arrivée de ce virus, il était d’abord question d’essayer de régler le premier problème avant de s’inquiéter du second.

Comment avez-vous géré les équipes de volontaires, avez-vous eu beaucoup de propositions ?

PDB : Nous avions une trentaine de volontaires au départ, dans l’ancien monde. Nous n’en avons gardé qu’un·e ou deux. On a dû demander aux bénévoles de ne pas venir. Et les offres de bénévolat qu’on a reçues, on en reçoit tout le temps, on n’a pas pu les prendre. Durant la première vague, c’est aujourd’hui beaucoup moins présent, il y a eu un élan de solidarité, les gens ont voulu tout de suite faire quelque chose. Nous avons reçu des coups de fil, des dons, il y a vraiment eu un engouement.

K : Il y avait aussi simplement des gens qui passaient devant le Centre, ne savaient pas ce que c’était et se renseignaient. Quand on leur expliquait, ils allaient faire un petit tour et revenaient avec un petit sac de provisions parce qu’ils avaient vu qu’il nous manquait quelque chose. C’était de bon cœur. Cette file, c’était à un moment les seules personnes visibles dans la rue. Tout le parvis était vide.

Comment a évolué la situation ?

PDB : Pendant trois mois nous avons durci les normes d’hygiène et de contrôle, nous avons ensuite assoupli certaines mesures mais on portait des combinaisons. Après le deuxième confinement nous nous sommes battu·e·s pour pouvoir rester ouvert, on a reçu une dérogation pour accepter 10 personnes à la fois à l’intérieur et trois personnes dans la zone salon. Un an après le début du premier confinement, on est coincé dans ce rythme-là. Mais vu qu’on organise les repas par services, une tournante se fait assez naturellement et on arrive à accueillir pas mal de personnes sur une journée.

La collecte alimentaire a augmenté ?

PDB : Elle a explosé. Un peu avant le Covid on a eu une nouvelle source de collecte. Avec l’augmentation du public nous avons pris conscience de la gravité de la situation et avons mis tous les moyens en œuvre pour trouver de nouvelles sources. La solidarité nous permet aujourd’hui encore d’avoir une grande autonomie, on arrive à ne devoir acheter que très peu pour le Centre de Jour, les autres maisons ont réduit leurs dépenses alimentaires, ça nous a permis d’entrer dans le projet de logistique collaborative LOCO auquel je crois beaucoup. Nous sommes devenus un des plus gros acteurs et grâce à notre récolte nous pouvons fournir 5 ou 6 autres associations. Aujourd’hui c’est nous qui donnons mais si demain nous n’avons pas assez de denrées, une réciprocité de dons se mettra en route.

Quelle impression vous a laissé cette période ? 

K : Je me suis personnellement vraiment rendu compte que les personnes sans-abri pouvaient être réellement oubliées si on ne parlait pas suffisamment de leur situation. C’est comme ça que je résumerais 2020. C’est-à-dire que si on ne communique pas suffisamment sur ce que ces personnes-là vivent, dès qu’il y a un changement comme ce fût le cas avec la crise Covid, on les oublie jusqu’à ce que des gens en parlent et montrent le travail qui est fourni pour leur venir en aide.

Depuis le mois d’octobre 2020, le Centre de Jour accueille 10 personnes en même temps par service. La rotation reste importante, un moyen pour nos équipes d’offrir l’accès aux services à un maximum de personnes chaque jour. Sur l’année, nous pouvons fièrement annoncer une augmentation de 50% de la collecte alimentaire par rapport à 2019, soit 150 tonnes. Elle reste à son niveau acquis pendant le premier confinement et nous permet de fournir la majorité des repas de L’Ilot tout en redistribuant à d’autres associations.

Bruss'help : Chloé Thôme
Dénombrement 2020 – le nombre de femmes en situation de sans-abrisme et mal logement en augmentation 1024 683 L'Ilot

Dénombrement 2020 – le nombre de femmes en situation de sans-abrisme et mal logement en augmentation

5.313, c'est le nombre de personnes qui en novembre dernier étaient en situation de sans-abrisme ou de mal logement en Région bruxelloise contre 4.187 en 2018.

 

Selon les dernières statistiques fournies par Bruss'help, les femmes représenteraient 20,9% du sans-abrisme sur le territoire régional bruxellois. Pour cette même région, les enfants, très majoritairement pris en charge par les femmes, représentent quant à eux 17,6% du phénomène sans abri.

Encore largement méconnu et sous-estimé en raison notamment des stratégies d'évitement de la rue mises en place par les femmes elles-mêmes, le sans-abrisme féminin existe.

1110 femmes ont été comptabilisées en situation de sans-abrisme ou de mal logement au mois de Novembre 2020. Même si le pourcentage de femmes par rapport au pourcentage d'hommes a diminué, nous observons bel et bien une augmentation de 17,7% du nombre de femmes. Si leur présence dans l'espace public a diminué (51 femmes contre 84 en 2018), une personne sur trois en hébergement d'urgence et centre d'accueil est une femme. Comme précisé par Bruss'help, les centres d’urgence et les hôtels de crise ont également accueilli de nombreuses femmes victimes de violences conjugales, phénomène en forte hausse durant l’ensemble de l’année 2020.

Pour échapper aux risques d'agression en rue, les femmes vont d'abord préférer les solutions de débrouille : une nuit dans la famille, une autre chez des amis, une autre encore dans une voiture ou un squat. L'espace public, encore majoritairement pensé par et pour les hommes, est source de danger pour les femmes en particulier, qui deviennent de véritables proies.

Pour plus d'informations concernant la spécificité de l'accompagnement des femmes en situation de sans-abrisme, consultez notre rubrique "comprendre".

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La Kart #1 de l’urgence de croiser sans-abrisme et féminisme

Entretien avec Ariane Dierickx (L’Ilot) et Valérie Lootvoet, (Université des femmes)

La précarité et l’insécurité émaillent les parcours des femmes à la rue et en situation de mal-logement. Accompagner ces femmes nécessite donc de mettre en lumière et d’articuler les multiples discriminations qui senchevêtrent dans la vie des femmes, dès leur enfance. Sans quoi l’accompagnement présente des réponses limitées pour les femmes, voire même génère de nouvelles violences. Echanges croisés entre laction de terrain auprès des femmes sans abri, avec Ariane Dierickx, directrice générale de L’Ilot, et le plaidoyer féministe, avec Valérie Lootvoet, directrice de lUniversité des femmes.

Propos recueillis par Manon Legrand (Alter Echos[1])

Quel est le parcours des femmes sans abri et comment arrivent-elles à cette situation ? 

Ariane Dierickx : Les femmes en situation ou en risque de sans-abrisme connaissent des discriminations multiples tout au long de leur parcours de vie, qui fabriquent les conditions de la précarité, et expliquent leur situation de mal- et de sans-logement. On retrouve derrière la majorité des femmes que nous accompagnons toutes les discriminations que peuvent subir les femmes, à commencer par les violences sexuelles, psychologiques, physiques, économiques, le plus souvent sur fond de violences sociales qui commencent dès l’enfance. On ne le dit pas assez : les violences sont la première cause de sans-abrisme des femmes, suivie des problèmes de santé mentale. Mais la santé mentale des femmes, on le sait, est aussi abîmée par les violences qu’elles subissent tout au long de leur vie. Si on approchait donc la question de façon systémique, le sans-abrisme féminin ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.

Valérie Lootvoet : Cela met en lumière l’absence de filet pour les femmes, et notamment l’absence de solidarité intra-familiale par rapport à ce qui s’est passé dans leur vie de femmes, mais surtout de filles. Je ne pense pas que le sans-abrisme pend au nez de tout le monde, comme on l’entend souvent. Je vois chez les femmes monoparentales des grandes problématiques d’accès au logement – refus de certains propriétaires, loyers trop onéreux pour des logements dignes pour les femmes et leurs enfants, etc. Pour autant, je ne pense pas que toutes ces femmes-là, malgré leurs difficultés de logement, soient en condition de tomber dans une situation où elles n’auront plus aucun toit sur la tête.

Quest-ce qui serait alors spécifique aux femmes ?

Ariane Dierickx : On entend souvent parler d’accident de parcours comme une cause possible du sans-abrisme, mais la plupart du temps, les personnes qui fréquentent nos services, hommes comme femmes, ont connu un lourd parcours institutionnel ponctué de multiples formes d’exclusions et de violences. Il y a des éléments communs dans les parcours des femmes et des hommes sans abri, mais s’ajoutent pour les femmes, les violences genrées. En raison d’un cumul de situations dans lesquelles elles se sont systématiquement retrouvées niées, violentées, écrasées, les femmes perdent progressivement l’estime d’elles-mêmes. Permettre de retrouver l’estime de soi est un des gros enjeux du travail d’accompagnement dans le secteur sans-abri. Quand quelqu’un n’est plus capable d’activer les réseaux d’entraide existants, c’est parce qu’il a l’impression de ne plus en valoir le coup. Les violences genrées aggravent encore la perte d’estime de soi, qui devient le point de dégringolade pouvant aller jusqu’à la perte de logement. Mais il y aussi des femmes qui arrivent chez nous, non pas à cause d’une situation de violences sociales et économiques depuis l’enfance, mais directement suite à un parcours de violences conjugales.

Pourquoi, sachant cela, sont-elles minoritaires dans le public sans-abri ?

AD : Les femmes victimes de violences conjugales ne se retrouvent pas dans le vocable « sans-abri », c’est l’une des raisons pour lesquelles elles n’arrivent pas dans notre secteur. Ces femmes vont aussi s’interdire d’aller en rue en raison de la présence des enfants, alors que les hommes vont plus vite décrocher de la famille et tout lâcher. Les femmes, parce qu’elles savent que la rue est violente, pour elles et pour leurs enfants, se l’interdisent. Elles trouvent des solutions de débrouille, une nuit dans la famille, une autre chez une amie, une autre encore dans une voiture ou un squat. C’est comme ça qu’elles finissent par disparaître des radars de l’aide sociale et qu’on ne les retrouve pas dans les statistiques. Il arrive que des femmes restent aussi dans un environnement violent parce qu’elles ne trouvent pas de meilleure réponse à leur détresse : c’est rester ou partir, mais pour aller où ? D’autres vont aussi se tourner vers la prostitution pour éviter la rue. Ces différentes situations, qui devraient être comptabilisées dans les statistiques de mal-logement et de sans-abrisme, donnent une image tronquée du phénomène du sans-abrisme au féminin, largement méconnu et sous-estimé.

Vous constatez aussi que les services ne sont pas adéquats pour les femmesPourquoi ?

VL : On est aujourd’hui – et pas seulement dans le secteur du sans-abrisme – dans un système de réduction des risques, avec des mesures de rattrapage qui ne viennent pas régler des années de délitement de l’estime de soi. Si les femmes et les hommes, dès la petite enfance, étaient mieux accompagné·e·s dans la formation de leur estime d’eux-mêmes, du prendre soin de soi, du prendre soin des liens, si les paramètres sociaux permettaient une construction des identités individuelles qui permettent d’en faire des socles stabilisés, nous ne connaîtrions pas ces situations. Les services comme L’Ilot héritent de longues trajectoires de déshérence.

AD : Les femmes savent que certains services sont utilisés par les hommes, mais aussi pensés par et pour eux. Dans la plupart des infrastructures de notre secteur, elles n’ont pas suffisamment d’intimité. Elles n’ont pas la possibilité de déposer leurs difficultés et leurs besoins. Les solutions qu’on leur propose ne sont pas adéquates, qui plus est dans un contexte d’urgence qui reste encore trop au cœur des solutions proposées. En pleine crise Covid, cela nous a vraiment marqué·e·s. Tous les services de terrain ont vu disparaître les femmes. Notre hypothèse est que la sur-sollicitation de nos services par des hommes, a éloigné encore davantage les femmes. Parce qu’elles ne trouvent pas de réponses adéquates dans nos services, les femmes finissent par ne plus les fréquenter, trouvent d’autres solutions… ou n’en trouvent pas. Et continuent de subir des violences en rue ou dans leur foyer. Quant à la rue, on sait qu’elle est dangereuse pour tous, mais plus encore pour les femmes. Soit les femmes sans abri vont nier, dissimuler leur féminité, ce qui concourt aussi à les invisibiliser. Soit elles vont chercher la protection de groupes d’hommes dans lesquels elles vont revivre des rapports de domination. C’est un cercle sans fin…

Pourquoi et comment le secteur du sans-abrisme et le plaidoyer féministe doivent-ils davantage sarticuler?

AD : Un lieu d’accueil pour les femmes sera une réponse vaine si nous ne travaillons pas au départ d’une démarche intersectorielle. Le terrain du sans-abrisme ne nourrit pas suffisamment le travail de plaidoyer du féminisme. Nous avons des enjeux communs dans nos secteurs, comme l’individualisation des droits sociaux, que nous défendons l’un et l’autre mais chacun de notre côté sans jamais croiser les argumentaires et les batailles. Nous observons aussi des traces persistantes de paternalisme dans les modes d’accompagnement proposés dans notre secteur, un paternalisme inconscient et évidemment bienveillant, mais qui entrave complètement le travail d’émancipation. Nous devrions passer de la vision caritative, elle aussi encore trop présente, à un travail politique qui analyse des défaillances de l’Etat, informe notre public sur les politiques sociales afin qu’il identifie son pouvoir d’agir. Cela passe aussi par l’inclusion de notre public dans notre travail de réflexion stratégique. Un des gros enjeux dans le travail social est de faire en sorte que les équipes sociales de terrain soient en capacité de faire des liens directs entre les difficultés livrées par les personnes et les causes systémiques qui engendrent cette situation. C’est de l’éducation permanente, et nous avons à nous inspirer des associations féministes. Le centre de jour que nous voulons créer pour les femmes n’est pas pensé uniquement comme un espace de prestations de services mais bien comme outil de mobilisation collective et solidaire qui permette la transformation sociale des structures institutionnelles.

VL : L’approche caritative est aussi le signe d’un Etat social défaillant. Le retour de la charité est un signe que l’Etat ne remplit pas son rôle, on le voit dans cette crise. La reproduction sociale dont nous parlions n’est pas un déterminisme dans un Etat social fort, ce qu’il n’est pas pour le moment. L’Etat a été capable de créer une sécurité sociale, de garantir l’accès à la culture. L’école est normalement un filet de prévention pour les enfants qui y passent de longues heures. Mais le secteur est à bout, les enseignant·e·s exténué·e·s, plus encore aujourd’hui dans cette crise. Nous devons réaffirmer qu’il s’agit de la mission de l’Etat de garantir des droits, sans quoi nous reportons tout sur les familles, sur les femmes, ou sur les associations.

[1] www.alterechos.be. Le numéro de mars d’Alter Echos est consacré aux violences contre les femmes dans les secteurs de l’aide psycho-sociale.