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Aurélie Van De Walle

Kart #4 | « Très vite, il y a tous les classiques de la dégradation psychique qui s’installent » 1024 576 L'Ilot

Kart #4 | « Très vite, il y a tous les classiques de la dégradation psychique qui s’installent »

Illustration Gérard Bedoret

Manu Gonçalves est directeur de l’asbl Messidor-Carrefour, une Initiative d’Habitations protégées (IHP) destinée à la création de lieux de vie permettant la réinsertion de personnes sans abri avec un passif psychiatrique. Fort de sa longue expérience en la matière, il nous éclaire sur l’incidence de la maladie mentale sur le parcours en rue.
Il y a-t-il une prise en compte suffisante des pathologies mentales dans le sans-abrisme ?

La psyché fait partie intégrante de l’humanité. Et sa particularité, c’est qu’elle dérange celui ou celle qui en pâtit et son environnement. Les professionnel·les de la psyché n’ont pas réponse à tout. On minimise à cet égard le travail réalisé par des institutions comme L’Ilot. Vous créez du lien social et cela a une importance considérable dans la stabilisation des personnes. C’est aussi l’esprit-même d’une IHP : penser que la dimension collective et communautaire va faire soin.

Est-ce que le contexte d’une mise à la rue (et de la violence suscitée par cette dernière) peut constituer un accélérateur au développement de pathologies mentales ?

La mise à la rue ne provoque pas la maladie mentale, mais elle fragilise psychologiquement. Et chez les gens qui ont des pathologies, elle va les faire flamber. C’est en cela qu’il y a urgence. Cela dit, une détresse ou une pathologie ne se présente pas en quelques heures.

En revanche, très vite, il y a tous les classiques de la dégradation psychique qui s’installent. Ceux qui vont couper la personne de ses propres sentiments. La preuve, c’est que quand on remet en logement des gens qui ont été à la rue pendant des années, il se peut qu’ils tombent malades. Sans l’avoir jamais été avant. Comme s’il y avait quelque chose où, psychiquement, la rue avait pour effet de mettre la maladie à distance. Et que tout d’un coup, le fait de se retrouver un peu protégé·e, offrait à cette dernière un terreau à nouveau favorable.

Comment traiter des questions de santé mentale quand les besoins primaires ne sont pas eux-mêmes rencontrés ?

On ne fait pas l’un ou l’autre. On fait l’un et l’autre. Parce que c’est le seul moyen d’être utile à la personne tout en lui apportant du soin. C’est ce que vous faites à L’Ilot.

Et cela dépend aussi du rapport de la personne à sa « conscience morbide ». On parle de conscience morbide lorsqu'on veut évoquer la capacité d'un patient, atteint d'un trouble ou d'une pathologie psychiatrique, à se reconnaître comme malade. Malheureusement, le propre des fortes pathologies mentales, c’est qu’il n’y a pas de conscience morbide. Ou très peu. C’est-à-dire que la personne délire, mais ne s’en rend pas compte.

Tant que la personne a un rapport à l’étrangeté de ce qu’elle vit, il y a de la place pour offrir du soin. Quand il n’y en n’a pas, cela complique la donne et le risque de mise en danger devient réel.

Des aspects avec lesquels les travailleuses et travailleurs sociaux se trouvent parfois démunis, par manque de formations spécifiques dans le domaine de la santé mentale. Quelle solution le secteur peut-il faire valoir ?

Effectivement, on ne peut pas demander aux équipes de L’Ilot de faire du soin, du thérapeutique. Ce n’est pas leur métier. Et pourtant, les pathologies mentales font partie intégrante de leur quotidien.

De mon point de vue, il ne faut pas être psychologue ou psychiatre pour être utile à une personne en détresse psychologique. Il y a plein de travailleuses et travailleurs psychosociaux utiles sur les sujets de la santé mentale.

Le problème, c’est que le discours dominant dans notre société, c’est qu’il faut des gens estampillés par la faculté pour pouvoir assurer une prise en charge efficace. Mais de mon point de vue, plus une société est bienveillante, moins il y aura de gens en détresse. À condition de les considérer.

Or, les personnes en détresse psychologique sont quantité négligeable. Ce sont « les hommes infâmes » de Michel Foucault. Ceux se situant en-dessous du prolétariat et devant lesquels on ferme les yeux.

Kart #4 | 24h dans la vie d’une personne sans abri : un monde de violences 1024 608 L'Ilot

Kart #4 | 24h dans la vie d’une personne sans abri : un monde de violences

Illustration Gérard Bedoret

On peut être une femme diplômée, une travailleuse opiniâtre, une mère de famille épanouie et tout perdre. On peut aussi avoir, comme moi ou comme certain·es d’entre vous peut-être, les ressources nécessaires pour s’en sortir en cas de pépin.  La frontière est pourtant souvent ténue entre un cadre de vie idyllique et la détresse qui nous mènera au sans-abrisme.

Le sans-abrisme ne se limite pas aux personnes contraintes de dormir dans la rue. La FEANTSA* élargit ce concept aux problèmes de logements précaires ou inadéquats, faisant entrer de fait dans la population dite sans abri l’ensemble des ménages vivant dans des logements trop chers par rapport à leurs revenus, surpeuplés ou insalubres. Avec les crises que traverse aujourd’hui notre société, le nombre de personnes correspondant à ce profil, et donc en risque de perte de logement, va littéralement exploser.

Cela ne surprendra personne, mais le sans-abrisme ne s’anticipe pas. Dans beaucoup de cas, il ne s’annonce pas non plus : aujourd’hui, l’augmentation de la pauvreté fait que de plus en plus de personnes peuvent, du jour au lendemain, se retrouver sans rien.

Et les causes qui peuvent faire basculer vers le rien sont nombreuses : la perte d’un emploi, le faible niveau des revenus, la monoparentalité, les violences conjugales ou intra familiales, les migrations, les problèmes de santé, une rupture familiale ou amoureuse, le manque de logements abordables, le soutien insuffisant accordé aux personnes sortant d’un centre de soin, de l’hôpital, de prison ou d’autres établissements publics, l’extrême fragilité du réseau social et/ou familial. À cette liste déjà trop longue, on doit désormais ajouter l’augmentation du prix de produits de première nécessité et l’explosion des coûts énergétiques.

Le profil de la population sans abri est tout aussi diversifié. Elle ne comprend pas seulement des hommes seuls. Aujourd’hui, ce sont aussi des femmes et des familles, des jeunes, des enfants, des migrant·es et d’autres publics souvent marginalisés.

Sont aussi concernées des personnes en situation d’exclusion en raison de leur orientation sexuelle et/ou de leur identité de genre. Un public souvent en situation de rupture familiale, livré à lui-même.

La détresse et la brutalité d’une mise à la rue ne connaissent pas d’équivalent en termes d’exclusion et de violence. En quelques jours, en quelques heures parfois, la confrontation avec le réel dépasse l’entendement.

Une spirale infernale qui guette beaucoup plus de monde qu’on ne le voudrait. Le décalage avec sa « vie d’avant » est parfois vertigineux et favorise les fêlures. Seul·e ou accompagné·e, dans la rue, le vide est partout. Et la société, en roue libre, ne s’arrêtera pas : il faut tellement peu de temps pour devenir invisible. Et des années pour tenter se reconstruire.

Les violences psychologiques vécues par les personnes sans abri sont d’autant plus fortes qu’elles s’accompagnent trop souvent de l’absence ou d’une insuffisance de suivi psychosocial de qualité. Le manque de ressources auquel sont confrontées les personnes concernées favorise cette plongée vers l’oubli, particulièrement pour les femmes qui doivent faire face à des structures peu adaptées à leurs besoins spécifiques. C’est pourquoi, en 2023, L’Ilot ouvrira un nouveau Centre de jour réservé aux femmes et exclusivement pensé par et pour elles.

Au contact de la rue, sans logement, sans accompagnement, il faut si peu de temps pour disparaitre et l’on sait les premières heures décisives. C’est sur celles-ci que je veux insister aujourd’hui. Et c’est notamment pour cela que seules des solutions dignes, structurelles et globales sont efficaces à moyen et long termes.

Parce que, en définitive, la situation des personnes sans abri nous concerne toutes et tous.

Ariane Dierickx, directrice de L’Ilot

* La Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les personnes sans abri.