On peut être une femme diplômée, une travailleuse opiniâtre, une mère de famille épanouie et tout perdre. On peut aussi avoir, comme moi ou comme certain·es d’entre vous peut-être, les ressources nécessaires pour s’en sortir en cas de pépin. La frontière est pourtant souvent ténue entre un cadre de vie idyllique et la détresse qui nous mènera au sans-abrisme.
Le sans-abrisme ne se limite pas aux personnes contraintes de dormir dans la rue. La FEANTSA* élargit ce concept aux problèmes de logements précaires ou inadéquats, faisant entrer de fait dans la population dite sans abri l’ensemble des ménages vivant dans des logements trop chers par rapport à leurs revenus, surpeuplés ou insalubres. Avec les crises que traverse aujourd’hui notre société, le nombre de personnes correspondant à ce profil, et donc en risque de perte de logement, va littéralement exploser.
Cela ne surprendra personne, mais le sans-abrisme ne s’anticipe pas. Dans beaucoup de cas, il ne s’annonce pas non plus : aujourd’hui, l’augmentation de la pauvreté fait que de plus en plus de personnes peuvent, du jour au lendemain, se retrouver sans rien.
Et les causes qui peuvent faire basculer vers le rien sont nombreuses : la perte d’un emploi, le faible niveau des revenus, la monoparentalité, les violences conjugales ou intra familiales, les migrations, les problèmes de santé, une rupture familiale ou amoureuse, le manque de logements abordables, le soutien insuffisant accordé aux personnes sortant d’un centre de soin, de l’hôpital, de prison ou d’autres établissements publics, l’extrême fragilité du réseau social et/ou familial. À cette liste déjà trop longue, on doit désormais ajouter l’augmentation du prix de produits de première nécessité et l’explosion des coûts énergétiques.
Le profil de la population sans abri est tout aussi diversifié. Elle ne comprend pas seulement des hommes seuls. Aujourd’hui, ce sont aussi des femmes et des familles, des jeunes, des enfants, des migrant·es et d’autres publics souvent marginalisés.
Sont aussi concernées des personnes en situation d’exclusion en raison de leur orientation sexuelle et/ou de leur identité de genre. Un public souvent en situation de rupture familiale, livré à lui-même.
La détresse et la brutalité d’une mise à la rue ne connaissent pas d’équivalent en termes d’exclusion et de violence. En quelques jours, en quelques heures parfois, la confrontation avec le réel dépasse l’entendement.
Une spirale infernale qui guette beaucoup plus de monde qu’on ne le voudrait. Le décalage avec sa « vie d’avant » est parfois vertigineux et favorise les fêlures. Seul·e ou accompagné·e, dans la rue, le vide est partout. Et la société, en roue libre, ne s’arrêtera pas : il faut tellement peu de temps pour devenir invisible. Et des années pour tenter se reconstruire.
Les violences psychologiques vécues par les personnes sans abri sont d’autant plus fortes qu’elles s’accompagnent trop souvent de l’absence ou d’une insuffisance de suivi psychosocial de qualité. Le manque de ressources auquel sont confrontées les personnes concernées favorise cette plongée vers l’oubli, particulièrement pour les femmes qui doivent faire face à des structures peu adaptées à leurs besoins spécifiques. C’est pourquoi, en 2023, L’Ilot ouvrira un nouveau Centre de jour réservé aux femmes et exclusivement pensé par et pour elles.
Au contact de la rue, sans logement, sans accompagnement, il faut si peu de temps pour disparaitre et l’on sait les premières heures décisives. C’est sur celles-ci que je veux insister aujourd’hui. Et c’est notamment pour cela que seules des solutions dignes, structurelles et globales sont efficaces à moyen et long termes.
Parce que, en définitive, la situation des personnes sans abri nous concerne toutes et tous.
Ariane Dierickx, directrice de L’Ilot
* La Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les personnes sans abri.