Kart #6 | « Notre volonté, c’est de créer du lien, de mettre des mots sur ce qui est tabou. Sur ce qui est caché. »
Quelle place prend le sans-abrisme caché dans ton travail au quotidien ?
C’est quelque chose qui est extrêmement présent. Il est à associer à la culpabilité, à la honte que chaque usagère peut porter en elle. C’est la conséquence directe du manque de soutien, d’aide et d’écoute auquel ces femmes ont été confrontées tout au long de leur trajectoire. C’est là que le sentiment de culpabilité naît.
Le discours ambiant auquel ces femmes sont souvent confrontées consiste à considérer comme normal le fait d’avoir subi les violences qui souvent vont mener par la suite au basculement vers la rue. Elles peuvent être physiques, sexuelles, psychologiques ou économiques, mais elles sont toujours le point de départ d’un parcours d’errance.
Un parcours qui mènera ensuite à une situation de très grande précarité, puis de sans-abrisme qu’elles ne voudront pas assumer par peur du jugement. C’est une des formes du sans-abrisme caché. Et c’est d’abord un cercle vicieux qui n’aide ni à leur reconstruction ni à leur rétablissement.
Comment établir un lien de confiance avec des personnes qui en sont réduites à devoir s’invisibiliser à ce point pour cacher leur situation ?
L’idée n’est jamais de convaincre. Et de potentiellement amener une violence supplémentaire. Notre volonté, c’est de créer du lien, du relationnel. De mettre des mots sur ce que l’on tait habituellement dans leur sphère privée. Sur ce qui est tabou. Sur le silence. Sur ce qui est caché. Sur ce qu’on voudrait ne pas voir, mais qui existe. Je dirais qu’il n’y a pas une seule manière de fonctionner. On s’adapte avant tout à la personne qui se trouve en face de nous, au récit qu’elle nous renvoie, mais la base doit toujours être l’écoute.
Est-ce qu’une partie de votre travail, ce n’est pas aussi de parvenir à faire accepter la situation aux premières concernées ?
On observe en tout cas qu’à leur arrivée chez nous, beaucoup de mamans ne veulent pas voir L’Ilot comme une Maison d’accueil pour personnes sans abri. Elles préfèrent dire que c’est un centre de vacances. Un endroit où leurs enfants vont se sentir bien, où ils vont pouvoir s’amuser. Très vite, c’est à nous d’expliquer que non, nous ne sommes pas un centre de vacances. Là encore, il s’agit de mettre des mots sur une réalité. Parce qu’accepter cette réalité, c’est une étape essentielle pour pouvoir se reconstruire. Bien sûr, on s’adapte à l’âge de chaque enfant, mais c’est notre métier aussi d’expliquer que maman rencontre certaines difficultés pour le moment et qu’ils ont ici un espace pour se sentir en sécurité et trouver l’aide dont ils ont besoin. Et pour tenter de retrouver un chez-soi le plus rapidement possible.
Statistiquement, les femmes représenteraient à peine plus de 20% des personnes sans abri. Or, on sait que ces chiffres officiels sont trompeurs. Comment expliquer que les femmes soient si peu visibles en rue ?
Parce que les femmes savent qu’elles ne sont en sécurité nulle part. Elles ne sont même pas en sécurité chez elles, où elles vivent des violences conjugales. Et encore moins en rue, qu’elles évitent à tout prix parce qu’elles savent que l’espace public, surtout la nuit, est synonyme de risque d’agressions. Du coup, lorsqu’elles se retrouvent sans logement, parce qu’elles ont quitté un conjoint violent ou parce que, mamans solos, elles ne s’en sortent plus à payer toutes seules les factures, elles déploient toute une série de stratégies d’évitement de la rue : dormir sur le canapé d’une copine, s’installer provisoirement dans une voiture, etc. Lorsqu’elles sont en rue, elles font tout pour ne pas être repérées et pour éviter les agressions : marcher toute la nuit, se masculiniser, etc. Surtout, ne pas avoir l’air d’errer. Toutes ces situations de sans-abrisme caché échappent aux dénombrements, ce qui fait dire aux statistiques que les femmes sont moins nombreuses que les hommes à vivre l’errance. Alors qu’on voit bien qu’elles sont clairement dans des situations de très grande précarité.
Le fait est que pour qu’une femme arrive chez nous, il y a un chemin énorme. Aussi parce qu’il y a une peur réelle de franchir le cap. Et qu’avant d’arriver chez nous, elles ont déjà passé un long moment à vivre cachées, dans un grand isolement.
L'interview d'Axelle Lemaire, travailleuse sociale et assistante psychologue de la Maison d'accueil pour femmes et familles de L’Ilot.
Interview d'Alexandra, coordinatrice de la Maison d'accueil pour hommes de L'Ilot.