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Sans-abrisme caché

Kart #6 | « Je n’ai pas de logement à moi, mais je ne me considère pas comme sans abri » 1024 576 L'Ilot

Kart #6 | « Je n’ai pas de logement à moi, mais je ne me considère pas comme sans abri »

C’est un paradoxe, mais la majorité des personnes sans abri ne vivent pas en rue.

S’il s’agit d’une réalité bien visible, elle ne représenterait que la partie émergée de l’iceberg, soit 5 % du public dénombré lors d’une étude menée par l’UCLouvain, la KU Leuven et la Fondation Roi Baudouin. Des recherches qui tendent à prouver que le sans-abrisme est d’abord et avant tout une réalité tenue secrète par la plupart des personnes concernées. Une discrétion qui s’expliquerait d’abord par la peur du regard d’autrui.

« J’ai une technique très simple : je ne dis jamais la vérité. En tout cas pas dès la première rencontre. Parce que cela fausserait la relation. Et que cela amène tout de suite du jugement. » À 39 ans, Haïcha manie toutes les ficelles d’une double vie trop bien rôdée. Celle d’une mère de famille contrainte de cacher à ses proches qu’elle fréquente la Maison d'accueil d'urgence pour femmes et familles de L’Ilot depuis maintenant cinq mois.

« Parfois, on a l’impression de se mentir à soi-même à force de faire semblant » surenchérit pour sa part Marc, résident d’une des Maisons d’accueil pour hommes de L’Ilot. Marc aussi est père de famille mais a perdu la garde de ses enfants en raison de sa situation. Et c’est auprès de ses collègues, qu’il fréquente quotidiennement sur son lieu de travail, qu’il a décidé de garder sa situation secrète. « Pour eux, je suis quelqu’un de normal. Qui arrive à l’heure le matin au travail et qui repart tranquillement chez lui le soir. Ils ne savent pas que je ne rentre pas chez moi. Que je dors dans un dortoir et que je partage le quotidien d’autres hommes qui comme moi, on tout perdu ou presque. »

Haïcha et Marc ne se connaissent pas. Ils ne se rencontreront peut-être même jamais. Leur quotidien les rapproche pourtant sur un point : leurs capacités communes à rendre invisible leur sans-abrisme.

« Le plus dur, je pense que c’est pour mes enfants », avoue Haïcha. « Eux, ils ont honte de devoir assumer cette situation au quotidien avec leurs amis à l’école. Et moi avec leurs professeurs. C’est pour ça que je préfère ne rien dire. Malheureusement, pour nous, le mensonge, c’est un passage obligé. Parce que tu ne peux pas anticiper la réaction des gens. »

Une peur de se mettre à nu qui empêche parfois la prise de conscience. Mais comment accepter de se considérer comme personne sans abri quand on a un salaire ? Quand on est mère ou père de famille ? « Je n’ai pas de logement à moi, mais je ne me considère pas comme sans abri », clarifie Marc. « Je ne suis pas un clochard. Celui qui est un clochard, c’est celui qui est en rue, qui ne travaille pas. Même si ce n’est pas le mien et même s’il est provisoire, moi j’ai un toit. Et j’ai même un travail. C’est déjà ça. »

« Invisibilisation »

La réalité du « sans-abrisme caché », c’est aussi celle vécue par Amélie (25 ans). Après avoir fui un compagnon violent, elle s’est retrouvée seule en pleine nuit avec leur petite fille Laure. Sans nulle part où aller, Amélie n’a pas eu d’autre choix que de passer les nuits dans sa voiture.

Elle est parvenue à maintenir les apparences coûte que coûte. Ne jamais montrer qu’elle vit dans sa voiture ; trouver des solutions de débrouille pour pouvoir se laver, se brosser les dents. Amener Laure à l’école tous les matins.

Amélie et sa fille vivent donc à la rue. Et pourtant, elles ne seront pas comptabilisées lors d’un dénombrement. Ni celles et ceux qui dorment dans des lieux non identifiés par les services de L’Ilot. Ni les personnes hébergées provisoirement par des proches. Ni les femmes qui marchent en rue toute la nuit.

L'interview d'Haïcha, résidente de la Maison d’accueil d'urgence pour femmes et familles de L'Ilot.

Le témoignage de Marc, résident d’une des Maisons d’accueil pour hommes de L’Ilot.

Kart #6 | « Notre volonté, c’est de créer du lien, de mettre des mots sur ce qui est tabou. Sur ce qui est caché. » 1024 576 L'Ilot

Kart #6 | « Notre volonté, c’est de créer du lien, de mettre des mots sur ce qui est tabou. Sur ce qui est caché. »

Quelle place prend le sans-abrisme caché dans ton travail au quotidien ?

C’est quelque chose qui est extrêmement présent. Il est à associer à la culpabilité, à la honte que chaque usagère peut porter en elle. C’est la conséquence directe du manque de soutien, d’aide et d’écoute auquel ces femmes ont été confrontées tout au long de leur trajectoire. C’est là que le sentiment de culpabilité naît.

Le discours ambiant auquel ces femmes sont souvent confrontées consiste à considérer comme normal le fait d’avoir subi les violences qui souvent vont mener par la suite au basculement vers la rue. Elles peuvent être physiques, sexuelles, psychologiques ou économiques, mais elles sont toujours le point de départ d’un parcours d’errance.

Un parcours qui mènera ensuite à une situation de très grande précarité, puis de sans-abrisme qu’elles ne voudront pas assumer par peur du jugement. C’est une des formes du sans-abrisme caché. Et c’est d’abord un cercle vicieux qui n’aide ni à leur reconstruction ni à leur rétablissement.

Comment établir un lien de confiance avec des personnes qui en sont réduites à devoir s’invisibiliser à ce point pour cacher leur situation ?

L’idée n’est jamais de convaincre. Et de potentiellement amener une violence supplémentaire. Notre volonté, c’est de créer du lien, du relationnel. De mettre des mots sur ce que l’on tait habituellement dans leur sphère privée. Sur ce qui est tabou. Sur le silence. Sur ce qui est caché. Sur ce qu’on voudrait ne pas voir, mais qui existe. Je dirais qu’il n’y a pas une seule manière de fonctionner. On s’adapte avant tout à la personne qui se trouve en face de nous, au récit qu’elle nous renvoie, mais la base doit toujours être l’écoute.

Est-ce qu’une partie de votre travail, ce n’est pas aussi de parvenir à faire accepter la situation aux premières concernées ?

On observe en tout cas qu’à leur arrivée chez nous, beaucoup de mamans ne veulent pas voir L’Ilot comme une Maison d’accueil pour personnes sans abri. Elles préfèrent dire que c’est un centre de vacances. Un endroit où leurs enfants vont se sentir bien, où ils vont pouvoir s’amuser. Très vite, c’est à nous d’expliquer que non, nous ne sommes pas un centre de vacances. Là encore, il s’agit de mettre des mots sur une réalité. Parce qu’accepter cette réalité, c’est une étape essentielle pour pouvoir se reconstruire. Bien sûr, on s’adapte à l’âge de chaque enfant, mais c’est notre métier aussi d’expliquer que maman rencontre certaines difficultés pour le moment et qu’ils ont ici un espace pour se sentir en sécurité et trouver l’aide dont ils ont besoin. Et pour tenter de retrouver un chez-soi le plus rapidement possible.

Statistiquement, les femmes représenteraient à peine plus de 20% des personnes sans abri. Or, on sait que ces chiffres officiels sont trompeurs. Comment expliquer que les femmes soient si peu visibles en rue ?

Parce que les femmes savent qu’elles ne sont en sécurité nulle part. Elles ne sont même pas en sécurité chez elles, où elles vivent des violences conjugales. Et encore moins en rue, qu’elles évitent à tout prix parce qu’elles savent que l’espace public, surtout la nuit, est synonyme de risque d’agressions. Du coup, lorsqu’elles se retrouvent sans logement, parce qu’elles ont quitté un conjoint violent ou parce que, mamans solos, elles ne s’en sortent plus à payer toutes seules les factures, elles déploient toute une série de stratégies d’évitement de la rue : dormir sur le canapé d’une copine, s’installer provisoirement dans une voiture, etc. Lorsqu’elles sont en rue, elles font tout pour ne pas être repérées et pour éviter les agressions : marcher toute la nuit, se masculiniser, etc. Surtout, ne pas avoir l’air d’errer. Toutes ces situations de sans-abrisme caché échappent aux dénombrements, ce qui fait dire aux statistiques que les femmes sont moins nombreuses que les hommes à vivre l’errance. Alors qu’on voit bien qu’elles sont clairement dans des situations de très grande précarité.

Le fait est que pour qu’une femme arrive chez nous, il y a un chemin énorme. Aussi parce qu’il y a une peur réelle de franchir le cap. Et qu’avant d’arriver chez nous, elles ont déjà passé un long moment à vivre cachées, dans un grand isolement.

L'interview d'Axelle Lemaire, travailleuse sociale et assistante psychologue de la Maison d'accueil pour femmes et familles de L’Ilot.

Interview d'Alexandra, coordinatrice de la Maison d'accueil pour hommes de L'Ilot.

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Kart #6 | Le sans-abrisme caché

Pendant longtemps, il était plus facile de ne pas y penser. Ou de se contenter de tenir pour acquis ce que voyaient nos yeux. « Sans abri », c’était d’abord désigner un homme. Barbu de préférence. Aux vêtements sales et aux chaussures trouées. Au visage marqué par la vie. Des signes distinctifs, comme autant de barrières. Celles-là ne nous empêchaient pas de partager leur détresse, mais installaient par la force des choses une distance. Un fossé entre la situation de cet homme seul assis sur un carton et de la jeune femme qui l’observe. Une femme qui se pensait préservée. Oui, mais de quoi ? Et par quel miracle ? Pourquoi le sans-abrisme connaitrait-il une frontière genrée ?

La question n’a plus lieu d’être. En 2023, le sans-abrisme caché est, on le sait, d’abord et aussi du sans-abrisme au féminin. Une réalité invisible avant, mais que nos dernières initiatives en la matière, comme notre recherche-action sur la violence vécue par les femmes sans abri, ont eu le mérite de rendre concrète. Conséquence de quoi, en juin prochain, L’Ilot ouvrira aussi le premier Centre de jour pour femmes sans abri en Belgique. L’aboutissement d’une prise de conscience, mais le début encore d’un nouveau combat à mener. Parce que le sans-abrisme est une hydre à mille têtes. Dont la diversité des visages raconte le combat d’une société qui tourne à l’envers.

Et qui ferait croire aux concernées que ce sont elles les premières responsables de leur situation. Le drame d’une époque incapable d’accompagner celles qui souffrent, mais d’une société devenue référence quand il s’agit de les pointer du doigt. Elles, ce sont ces femmes dont le parcours de rue raconte d’abord une trajectoire de violences multiples : sociale, économique, physiques, psychologiques, sexuelles…

Ces femmes qui, avant d’arriver en rue, venaient déjà peupler les rangs de ce sans-abrisme qui ne dit pas son nom. Invisibles, mais tellement présentes. Coincées chez un conjoint violent, hébergées un temps chez une amie compatissante, pressées par un propriétaire intransigeant ou condamnées à vivre dans une voiture, paniquées à l’idée de faire subir à leurs enfants la violence de la rue... Enfermées, mais à l’intérieur de ce cercle vicieux, ce carcan qui a longtemps rendu inobservable ce sans-abrisme pourtant de masse.

Un comble quand on se sent si seule. Isolée et presque coupable de l’être. De ne pas être entendue, comprise ou écoutée. À défaut de pouvoir toujours réellement chiffrer ce sans-abrisme-là, il y a maintenant des mots. Les témoignages de celles qui chaque jour fréquentent nos services. Et permettent la prise de conscience de chacun et chacune d’entre nous. Une nécessité pour continuer d’avancer ensemble. Sans plus jamais fermer les yeux.

Merci pour le temps que vous prendrez à lire cette réalité, et pour le soutien que vous nous accorderez !

Ariane Dierickx, directrice générale de L’Ilot